La Havane, par Leonardo Padura (Vents de carême)
C’est Mario Conde qui parle. Il est lieutenant de police à La Havane, un brin déprimé ce jour-là, un brin anar en général, et il aime sa ville malgré les crimes que son métier de flic lui fait cotoyer dans ses rues.
… J’aime découvrir ces hauteurs imprévisibles de La Havane – deuxièmes et parfois troisièmes étages, frontispices d’un baroque épuisé et sans entortillements spirituels, noms de propriétaires oubliés, dalles en ciment et carreaux aux verres manquants à cause des pierres, des ballons ou des années – où j’ai toujours pensé qu’il y avait de l’air pur, jusqu’au ciel.
Dans ces hauteurs, au delà de l’échelle humaine, flotte l’âme la plus pure de la ville, contaminée en bas par de sordides et accablantes histoires.
Depuis deux siècles, La Havane est une ville vivante qui impose ses propres lois et choisit soigneusement ses fards pour marquer sa singularité….
… J’essaie de comprendre la ville, mais La Havane m’échappe et m’étonne toujours avbec ses recoins oubliés comme des photos en noir et blanc, et ma compréhension est à l’image du vieux blason de ses nobles enrichis par la mangue, l’ananas ou la canne à sucre : rongée par le temps.
…
Tout noircit avec le temps, comme la ville où je marche entre les arcades sales, les décharges pétrifiées, les murs écaillés jusqu’à l’os, les bouches d’égout débordant comme des rivières, nées au coeur même de l’enfer, et les balcons délabrés, soutenus par des béquilles.
En fin de compte nous nous ressemblons, cette ville qui m’a choisi et moi : nous mourrons un peu plus tous les jours, d’une mort prématurée et longue faite de petites blessures, de douleurs qui augmentent, de tumeurs qui grossissent…
Et quand bien même je voudrais me révolter, cette ville me tient serré par le cou et me domine avec ses derniers mystères.
Leonardo Padura – Vents de Carême – 2001 – IBSN 97862-75786100062